Comprendre le point de vue de l’autre et ce qu’il ressent : cette faculté, inscrite au cœur
du cerveau, est l’objet de multiples études qui bouleversent notre vision du management.
L’empathie devient-elle la valeur clé de ce début de 21ème siècle ? Après le règne du «moi je»
et de l’estime de soi, cette faculté est désormais au centre de toutes les attentions. Chercheurs en biologie ou en sciences de l’éducation, médecins, philosophes, sociologues en font un objet d’étude. Jusqu’aux économistes comme l’Américain Jeremy Rifkin qui plaide pour un retour en force de l’homo empathicus afin de venir à bout des désordres de la planète. On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que le monde de l’entreprise, lui aussi en crise, s’intéresse à cette qualité, définie par le psychiatre Irvin Yalom comme le «ciment indispensable des relations humaines, l’outil le plus
puissant dont nous disposons pour entrer en relation avec autrui».
Une technique d’influence.
Issu de la psychologie, le concept émerge au début du 20ème siècle. Le psychanalyste et pédopsychiatre Serge Tisseron en donne une définition actuelle qu’on peut résumer de la façon suivante : s’exerçant aussi bien sur le plan cognitif que sur le plan émotionnel, cette faculté consiste à comprendre le point de vue de l’autre et ce qu’il ressent. Elle est souvent confondue avec la sympathie et la compassion. A tort. La sympathie, en effet, ne suppose pas seulement l’échange d’émotions semblables, mais aussi l’existence de valeurs communes : on partage alors les aspirations et les envies de son interlocuteur, ce qui n’est pas forcément le cas avec l’empathie. La compassion se distingue, elle, par la souffrance ressentie en écho à celle d’autrui.
En entreprise, s’agit-il d’un simple effet de mode, d’une technique de développement personnel de plus ou bien du début d’une nouvelle ère ? Beaucoup de managers ont compris l’intérêt de se montrer empathiques. Cette attitude est notamment indispensable au cours des négociations – qu’elles soient commerciales ou sociales –, car elle permet de mieux saisir les besoins de son interlocuteur pour le convaincre d’acheter son offre ou de rallier sa cause. Une compréhension qui passe en particulier par l’attention portée aux messages verbaux et non verbaux. Mais il reste du chemin à parcourir avant que les managers soient tous convaincus.
La fin du management participatif
Et pourtant, ils auraient de multiples raisons d’approfondir la question ! Aujourd’hui – et c’est frappant avec l’arrivée des nouvelles générations –, les salariés ne sont pas d’emblée engagés, motivés et fidèles ; la confiance ne tombe pas d’en haut, elle doit se construire avec intelligence. Les équipes sont aussi de plus en plus nombreuses à se sentir découragées par des organisations complexes, qui elles-mêmes doivent faire face aux turbulences de l’environnement économique. Un nouveau rapport au travail a émergé : plus stressés, les collaborateurs sont en quête d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Au manager, donc, de changer de braquet dans sa manière d’accompagner les salariés. Dépassé le management de domination, caractérisé par des relations de pouvoir entre le chef et ses équipes, par une communication unilatérale et descendante, et par des messages globaux et formatés adressés à tous en même temps. Dépassé même, le management participatif, incarné par un «manager coach» en quête permanente de consensus avant toute prise de décision.
Un “soft skill” valorisé. Une nouvelle phase s’amorce donc, où les rapports hiérarchiques se trouvent redessinés. Où la gestion des hommes repose sur une démarche dynamique et interactive tenant compte de la singularité de chacun. Le leader ne peut plus aujourd’hui se contenter de gérer une équipe. Il doit animer une communauté d’individus à qui il s’adresse un à un, parce qu’un discours monolithique ne suffit plus à les entraîner. Et comprendre que les conduites de ses collaborateurs sont d’abord dictées par les expériences relationnelles et affectives qu’ils ont accumulées dès le plus jeune âge.
Là se situe le point de rupture : dans l’entreprise, les émotions étaient auparavant taboues ; le psychologique et l’affectif étaient vécus comme des empêcheurs de travailler en rond. Ils sont devenus la clé d’un management moderne. L’empathie commence donc progressivement à s’imposer comme une des nouvelles qualités indispensables au leader : un «soft skill», une compétence «douce», humaine et relationnelle, au même titre que la capacité d’écoute ou la bienveillance. Elle vient ainsi grossir la panoplie des compétences requises, en plus des «hard skills» (expertise technique, culture générale…) et des qualités personnelles (humour, goût du risque…). Le leader empathique assure un management «situationnel» qui prend en compte tous les éléments de son environnement. La mission est évidemment ardue pour les cadres, qui ne peuvent plus se contenter de rester centrés sur leur tâche pour atteindre leurs objectifs.
Certains chercheurs ont montré les effets bénéfiques engendrés par ce type de management. Le leader empathique crée un climat qui favorise la motivation mais aussi la coopération. Les ambiances de travail s’améliorent et les risques de résistance au changement diminuent. En étant associée à un comportement d’ouverture, l’empathie joue aussi un rôle fondamental dans l’émergence de la confiance. Elle permet ainsi au leader de détecter plus facilement des signes d’inquiétude ou de tension au sein de ses équipes et de réagir plus rapidement.
Enseignée à HEC et à Stanford. Toutefois, l’empathie n’est pas une qualité innée, partagée par tout le monde. Ce qui ne veut pas dire qu’il est impossible de la développer, voire de l’acquérir. Quelques formations managériales commencent à aborder le sujet, de manière encore périphérique. A HEC, la chaire sur le capital humain traite ainsi de l’intelligence émotionnelle. Et aux Etats-Unis, l’université de Stanford, sous l’impulsion du dalaï-lama, vient de créer un Institut de recherche et d’éducation sur l’altruisme et la compassion.
Mais même si le concept d’empathie est désormais reconnu par les théoriciens du management et diffusé par les organismes de formation, il faut se garder d’un enthousiasme béat qui idéaliserait les rapports sociaux. Le chemin est long avant que tous les managers n’intègrent cette dimension dans leur pratique quotidienne. Le chef à l’ancienne a encore de belles années devant lui.
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